Le dernier procès du sang contaminé

Le 23 septembre 2013, le Dr Laure-Jeanne Marie n’est pas venue devant le tribunal correctionnel de Paris. Le Dr Marie vient d’avoir 92 ans.

Elle vit dans une maison de retraite médicalisée. Elle était représentée par Me Benoît Chabert, avocat au barreau de Paris.

Le Dr Marie était poursuivie pour des faits datant d‘octobre 1985. Cette année-là, elle était responsable du service transfusionnel de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, à Paris. Elle y exerçait depuis 1968 et devait le quitter l’année suivante pour partir à la retraite.

En France, le dépistage systématique de l’infection par le virus du sida chez les donneurs de sang était en vigueur depuis le 1er août 1985. A l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), on venait de découvrir que l’un des donneurs était séropositif.

Il s’agissait d’un donneur régulier de cet établissement, salarié de la RATP. Deux ans auparavant, le 3 juin 1983, il avait, une nouvelle fois, donné son sang.

Une fraction de ce sang avait été transfusé cinq jours plus tard à un nouveau-né qui venait d’être hospitalisé en urgence dans le même établissement parisien. Sa mère était morte le même jour, dans les heures suivant la naissance, d’un arrêt cardiaque, à la clinique Spontini dans le XVIe arrondissement de la capitale.

L’état de santé du nouveau-né nécessitait une transfusion. Une fois pratiquée, son état s‘améliora.

Par la suite, le père ne fut jamais contacté par les responsables médicaux ou administratifs de l’hôpital Saint-Vincent de Paul. En 2000, un sida avéré (compliqué de maladies infectieuses opportunistes) fut diagnostiqué chez son fils, alors âgé de 17 ans.

Il fut longuement hospitalisé à l’hôpital Necker-Enfants Malades. En 2001, agissant en qualité d’administrateur légal de son fils encore mineur, le père portait plainte avec constitution de partie civile devant le doyen des juges d’instruction, des chefs de mise en danger délibérée d’autrui et blessures involontaires contre X. Il estimait notamment que son fils n’avait pu, de 1985 à 2000, bénéficier des soins adaptés à son état.

Ni le parquet, ni le juge d’instruction saisi n’estimèrent alors que les faits de mise en danger d’autrui étaient caractérisés. Il en allait de même selon eux des faits de non-assistance à personne en danger. Pour autant, douze ans après la plainte de la partie civile, le Dr Marie était renvoyée devant le tribunal pour blessures involontaires avec incapacité totale de travail (ITT) de quatre ans, faits prévus et réprimés par les art. 121-3 ; 222-19 ; 222-44 et 222-46 du Code pénal.

Retour aux années 1980

Concrètement, elle avait été mise en examen pour avoir omis de faire parvenir en 1985 au Pr Badoual ou au Pr Arthuis (alors chefs des services A et B de pédiatrie B de l’hôpital St-Vincent-de-Paul) la liste des enfants receveurs des produits sanguins issus du donneur retrouvé positif au VIH le 29 octobre 1985.

Lire le jugement rendu le 12 novembre 2013 par la 31e chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris, c’est reprendre le fil et le contexte des évènements de l’époque.

Peu après son identification dans les milieux homosexuels américains, la nouvelle maladie transmissible par voie sanguine et sexuelle était apparue en France durant l’été 1981. Son origine virale fut découverte en 1983 par l’équipe du Pr Luc Montagnier à l’Institut Pasteur de Paris. Il fallut encore près de deux ans (et durant le premier semestre 1985) quelques atermoiements pour que le dépistage sanguin commence à être mis en oeuvre.

On ne commença seulement que quelques années plus tard à prendre la mesure des erreurs majeures commises lors de la sélection des personnes acceptant de participer bénévolement aux collectes de sang. Ce fut là l’un des chapitres des affaires dites «du sang contaminé».

L’infection par le VIH était alors perçue comme une maladie à tout coup mortelle affectant pour l’essentiel les personnes homosexuelles ou toxicomanes. Les premiers essais médicamenteux (à base d’antiviraux ou de ciclosporine) se révélèrent longtemps des échecs. Il fallut attendre le milieu des années 1990 pour que les premières associations de médicament antirétroviraux fassent la preuve de leur efficacité et tranforment radicalement le pronostic vital des personnes contaminées.

La succession des faits révélés par la justice lors du procès visant le Dr Marie ne peut pas être relue sans être replacée dans ce contexte. Ce n’est sans doute qu’avec le recul que l’on peut saisir au plus juste la sous-estimation des risques infectieux alors encourus par les malades (hémophiles ou non) traités avec des produits sanguins que l’on pouvait raisonnablement tenir pour être potentiellement infectieux.

L’enquête judiciaire menée à partir de 2001 est de ce point de vue particulièrement éclairante. Elle retrace au mieux la circulation des informations au sein de la communauté médicale hospitalière parisienne.

On a  ainsi découvert qu’une liste manuscrite anonymisée avait bien été établie par le Dr Marie, mais que cette liste n’a pas été retrouvée sans que son existence soit contestée. Elle mentionnait les onze receveurs des produits sanguins du donneur trouvé VIH positif le 29 octobre 1985.

On en retrouve la trace incomplète sur d’autres documents établis après le départ à la retraite, en 1986, du Dr Marie. Un document ultérieur dactylographié et anonymisé faisait état de cinq receveurs «HIV+» à partir de ce donneur. L’enquête ne retrouva en revanche aucun des documents relatifs au rappel des enfants transfusés avec le sang du donneur en cause –et ce en dépit des communiqués de presse publiés pour sensibiliser aux mieux les personnes pouvant être concernées.

«Les enquêteurs se faisaient communiquer par l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) et par l’Etablissement Français du Sang un ensemble de documents datant de la période 1992-1995 (loi, décrets, circulaires, notes, compte-rendus de réunions) relatifs à la recherche des malades transfusés entre 1980 et 1985, peut-on lire dans le jugement. Ces recherches, qui portaient d’abord sur les années 1984 et 1985, s’avéraient extrêmement compliquées et donnaient des résultats très décevants compte tenu du temps écoulé, de la mobilité des patients, de l’absence de traçabilité des produits sanguins au début des années 1980 et d’obstacles techniques. Elles semblaient ne pas avoir été poursuivies pour les années antérieures (période 1980 – 1983) par l’AP-HP.»

On aurait certes pu raisonnablement imaginer qu’à compter de l’automne 1985 les médecins directement concernés aient cherché à informer les personnes dont ils pouvaient penser qu’elles avaient été infectées par voie sanguine.

Que disaient les textes?

Au-delà de la dimension déontologique et éthique que disaient, alors, les textes? A l’époque des faits reprochés au Dr Marie, il n’existait qu’une circulaire émanant de la Direction générale de la Santé –circulaire datée du 20 octobre 1985. Une circulaire connue du Dr Marie: neuf jours après sa publication, elle établissait une liste des receveurs éventuellement contaminés par le VIH à partir du don suspect.

La justice observe aujourd’hui que cette circulaire détaillait en priorité la procédure à suivre concernant la confirmation des résultats d’un test positif de dépistage chez les donneurs. Or elle n’abordait pas la conduite que devait tenir les services de transfusion sanguine vis-à-vis des receveurs d’un sang contaminé par le VIH.

«Concernant ces receveurs, le chapitre 4 de cette circulaire  prévoit une enquête biologique par l’établissement de transfusion avec enregistrement sur une fiche transfusionnelle du N° de produit sanguin, souligne ainsi le jugement du 12 novembre. Mais il ne recèle pas de directive claire sur le protocole d’information des receveurs contaminés et ne précise pas quel service doit informer ce receveur. Il ne s’agit alors que de recueillir des informations à des fins épidémiologiques « pour permettre l’évaluation clinique du potentiel contaminant des produits sanguins ».»

Il faut rappeler (c’est une donnée généralement oubliée dans ce type d’affaire) qu’à la fin de l’année 1985 de sérieuses incertitudes demeuraient quant à la signification précise des anticorps dirigés contre le VIH présents dans les produits dérivés du sang. Chez les transfuseurs, l’identification et l’information des donneurs apparaissaient en outre d’autant moins des priorités (le fait est régulièrement mentionné dans les déclarations médicales) qu’aucun traitement n’existait contre cette nouvelle maladie virale.

Il n’en reste pas moins que cet argument n’aurait pas dû être pris en compte, ne serait-ce que du fait du caractère, alors amplement démontré, du caractère transmissible de l’infection. Du fait, aussi, de l’espoir des possibles découvertes de traitements pouvant, le moment venu, bénéficier aux personnes connues pour être infectées. Sans doute faut-il ici compter avec le caractère stigmatisant de cette maladie et, chez les transfuseurs, avec les craintes de poursuites pénales ultérieures.  

Un éclairage rétrospectif peut être apporté, celui du Comité national d’éthique.

Présidé par le Pr Jean Bernard, il avait été créé deux ans auparavant par François Mitterrand. Cette institution s’était exprimé le 13 mai 1985.

Le Comité avait été saisi par le Dr Jean-Claude Gluckman (président de l’Association de recherches sur le sida) du «problème éthique posé par la détection sérologique de cette infection sur les donneurs de sang». Dans leur avis n° 6, les «sages» concluaient, après bien des réflexions, qu’il «convenait de mettre le donneur de sang reconnu séro-positif en face de toutes ses responsabilités à la fois personnelles et relationnelles». Mais ils n’abordaient pas la question des receveurs.

Ainsi donc, fin 1985, aucun texte légal ou réglementaire ne précisait qui devait prévenir les receveurs potentiellement contaminés. Cette procédure ne fut réglementée de manière rétroactive que huit années plus tard, dans le décret du 15 mars 1993, en application de l’article 13 de la loi Kouchner du 4 janvier 1993 sur la sécurité en matière de transfusion.

«Les personnes ayant reçu une transfusion de sang ou de produits dérivés du sang entre le 1er janvier 1980 et le 31 décembre 1985 sont invitées à se présenter dans les établissements de santé où a été effectuée la transfusion, ou tous autres établissements mandatés par eux, pour y être informées des risques de contamination par le virus de l’immuno-déficience humaine. Un test de dépistage de l’infection par le virus de l’immuno-déficience humaine leur est proposé à cette occasion.»

Viendra ensuite le décret du 21 mai 2003 sur les nouvelles procédures d’information des receveurs, en application de la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades.

Trente ans plus tard, l’histoire peut ainsi être enfin écrite.

Un nouveau-né a bien été contaminé le 8 juin 1983 dans les heures suivant sa naissance lors d’une transfusion sanguine; transfusion que son état de santé réclamait. La forte probabilité d‘une contamination fut établie en octobre 1985. Ignorant même qu’une transfusion avait été pratiquée, le père de l’enfant, praticien hospitalier, n’en a jamais été informé. La maladie fut diagnostiquée en 2000. Agée de 30 ans la victime est, depuis, sous triphérapie. Elle aurait pu l’être dès 1996 si on avait su qu’elle était infectée.

Le Dr Marie a bien, en 1985 établi une liste des receveurs du sang du donneur régulier et infecté. Cette liste a bien été transmise à l’un de ses chefs de service qu’elle estimait être compétent. Puis, cette liste s’est perdue. Plusieurs des acteurs sont morts. Les archives ont été plusieurs fois déménagées. Dans le XIVe arrondissement de Paris l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul a dû fermer progressivement ses activités. Un moment on songea à y transférer le Palais de Justice.

La justice, précisément, a accompli au mieux le travail qui lui était demandé.  Elle vient de juger: il lui apparaît «difficile de retenir à l’encontre du Dr Marie une faute pénale, et encore moins une faute pénale caractérisée».

En conséquence de quoi le Dr  Laure-Jeanne Potiron épouse Marie a été «relaxée des fins de la poursuite». Ni le Dr Marie, ni le père, ni le fils n’étaient présents au rendu du jugement.

Jean-Yves Nau

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